On voit ainsi là grandeur de la conversion qui fait passer l'âme de l'état de péché mortel ou dissipation et d'indifférence à l'égard de Dieu à l'état de grâce, où déjà elle aime
Dieu plus que soi et par-dessus tout, au moins d'un amour d'estime, sinon encore d'un amour vraiment généreux et victorieux de tout égoïsme.
Le premier était un état de mort spirituelle, où plus ou moins consciemment on ramenait tout à soi, où l'on voulait se fair le centre de tout, et où l'on devenait de fait esclave de tout, de ses
passions, de l'esprit du monde et de l'esprit du mal.
Le second état est un état de vie, où nous commençons sérieusement à nous dépasser nous-mêmes et à ramener tout à Dieu, aimé plus que nous. C'est l'entrée dans le règne de Dieu, où l'âme docile
commence à régner avec Lui sur ses passions, sur l'esprit du monde et celui du mal.
On conçoit dès lors que saint Thomas ai écrit : "Le bien de la grâce, dans un seul individu, l'emporte sur le bein naturel de tout l'univers". Le moindre degré de grâce sanctifiante dans une âme,
dans celle par exemple d'un petit enfant après son baptême, vaut plus que toutes les natures créées prises ensemble, y compris les natures angéliques, car les anges ont eu besoin, non pas de
rédemption, mais du don gratuit de la grâce pour tendre vers la béatitude surnaturelle à laquelle Dieu les appelait.
Saint Augustin dit que Dieu, en créant la nature des anges, leur a fait en même temps le don de la grâce, et il tient que "la justification de l'impie est chose plus grande que la création du ciel
et de la terre", plus grand même que la création des natures angéliques.
Saint Thomas ajoute : "La justification d'un pécheur est proportionnellement plus précieuse que la glorification d'un juste, car le don de la grâce dépasse plus l'état de l'impie, qui était digne
de peine, que le don de la gloire ne dépasse l'état du juste, qui, du fait de sa justification, est digne de ce don". Il y a beaucoup plus de distance entre la nature de l'homme ou même entre celle
de l'ange le plus élevé et la grâce qu'entre la grâce et la gloire. La nature créée la plus haute n'est nullement le germe de la grâce, tandis que celle-ci est bien le germe de la vie éternelle,
semence de la gloire.
Il se passe donc au confessionnal, au moment de l'absolution du pécheur, quelque chose de plus grand proportionnellement que l'entrée d'un juste dans la gloire.
C'est cette doctrine que Pascal exprime en disant dans une des plus belles pages des Pensées, qui est sur ce point le résumé de l'enseignement de saint Augustin et de saint Thomas : "La
distance infinie des corps aux espirts figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité, car elle est surnaturelle. () Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses
royaumes, ne valent pas le moindre des esprits ; car il connaît tout cela, et, soi, et les cors, rien. Tous les corps ensemble, et tous les esprits ensemble, et toutes leurs productions, ne valent
pas le moindre mouvement de charité, cela est d'un ordre infiniment plus élevé. De tous les corps ensemble, on ne saurait en faire réussir une petite pensée : cela est impossible et d'un autre
mouvement de charité : cela est impossible et d'un autre ordre surnaturel".
On voit dès lors combien grande fut l'erreur de Luther sur la justification, lorsqu'il voulut l'expliquer, non par l'infusion de la grâce et de la charité qui remet les péchés, mais seulement par
la foi au Christ sans les oeuvres, sans l'amour, ou par la simple imputation extérieure des mérites du Christ, imputation qui couvait les péchés, sans les effacer, et laissait ainsi le pécheur dans
sa souillure et sa corruption. La volonté n'était pas dès lors régénérée par l'amour surnaturel de Dieu et des âmes en Dieu. La foi aux mérites du Christ et l'imputation extérieure de sa justice
manifestement ne suffisent pas pour que le pécheur soit justifié ou converti, il faut encore qu'il veuille observer les préceptes, surtout les deux grands préceptes de l'amour de Dieu et du
prochain : "Si qu'lqu'un m'aime, il gardera ma parole, et mon Père l'aimera, et nous viendrons et nous ferons en lui notre demeure" (Jn 14, 23). "Celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu,
et Dieu en lui" (1 JN 4, 16).
Nous sommes ici dans un ordre très supérieur çà l'honnêteté naturelle, et celle-ci ne peut être pleinement réalisée sans la grâce, nécessaire à l'homme déchu pour aimer efficacement et plus que soi
le Souverain Bien, Dieu, auteur de notre nature. Notre raison par ses seules forces conçoit bien que nous devons aimer ainsi l'auteur de notre nature, mais notre volonté dans l'état de
déchéance ne peut y parvenir, à plus forte raison ne peut-elle pas par ses seules forces naturelles aimer Dieu, auteur de la grâce, puisque cet amour est d'ordre essentiellement
surnaturel, autant pour l'ange que pour nous. Nous voyons dès lors quelle est l'élévation de la vie surnaturelle que nous avons reçue au baptême, et ce que doit être par suite notre vie
intérieure.
Cette vie éternelle commencée constitue tout un organisme spirituel, qui doit se développer jusqu'à notre entrée au ciel. La grâce sanctifiante, reçue dans l'essence de l'âme, est
le principe radical de cet organisme ipérissable, qui devrait durer toujours, si le péché mortel, qui est un désordre radical, ne venait parfois le détruire. De la grâce sanstifiance, germe de la
gloire, dérivent les vertus infuses, d'abord les vertus théologales, dont la plus haute, la charité, doit, comme la grâce sanctifiante, durer toujours. "La charité ne passera jamais", dit
saint Paul, "maintenant ces trois choses demeurent : la foi, l'espérance, la charité ; mais la plus grande des trois c'est la chraité" (1 Co 13). Elle durera toujours, éternellement, lorsque la foi
aura disparu pour faire place à la vision, et lorsqu'à l'espérance succèdera la possession inimissible de Dieu clairement connu.
L'organisme spirituel se complète par les vertus morales infuses, qui portent sur les moyens, tandis que les vertus théologales regardent la fin dernière. Ce sont comme autant de fonctions
admirablement subordonnées, infiniment supérieures à celles de notre organisme corporel. On les appele : prudence chrétienne, justice, force, tempérance, humilité, douceur, patience, magnanimité,
etc.
Enfin pour remédier à l'imperfection de ces vertus qui, sous la direction de la foi obscure et de la prudence, gardent une manière encore trop humaine d'agir, il y a les sept dons du
Saint-Esprit, qui habite en nous. Ils sont comme des voiles sur la barque et nous disposent à recevoir docilement et promptement le souffle d'en haut, les inspirations spéciales de
Dieu, qui nous permettent d'agir d'une manière non plus humaine, mais divine, avec l'élan qu'il faut avoir pour courir dans la voie de Dieu et ne pas reculer devant les obstacles.
Toutes ces vertus infuses et ces dons grandissent avec la grâce sanctifiante et la charité, dit saint Thomas, comme les cinq doigts de la main se développent ensemble, comme tous les organes de
notre corps augmentent en même temps. De la sorte on ne conçoit pas qu'une âme ait une haute charité sans avoir le don de sagesse à un degré proportionné, soit sous une forme nettement
contemplative, soit sous une forme pratique plus directement ordonnée à l'action. La sagesse d'un saint Vincent de Paul n'est pas absolument semblable à celle d'un saint Augustin, mais l'une et
l'autre est infuse.
Tout l'organisme spirituel se développe donc en même temps, quoique sous des formes variées. Et de ce point de vue, comme la contemplation infuse des mystères de la foi est un acte
des dons du Saint-Esprit, qui dispose normalement à la vision béatifique, ne faut-il pas dire qu'elle est dans la voie normale de la sainte té ? Il suffit ici de toucher la question, sans
y insister davantage.
Pour mieux voir le prix de cette vie éternelle commencée, il faut entrevoir ce que sera son plein épanouissement au ciele t combien il dépasse ce qu'eût été notre béatitude et notre récompense si
nous avions été créés dans un état purement naturel.
Si nous avions été créés en l'état de pure nature, avec une âme spirituelle et immortelle, mais sans la vie de la grâce, même alors notre intelligence eût été faite pour la connaissance du vrai et
notre volonté pour l'amour du bien. Nous aurions eu pour fin de connaître Dieu, Souverain Bien, auteur de notre nature, et de l'aimer par-dessus tout. Mais nous ne l'aurions connu que par le reflet
de ses perfections dans ses créatures, comme les grands philosophes païens l'ont connu, d'une façon pourtant plus certaine et sans mélange d'erreurs. Il eût été pour nous la cause première et
l'intelligence suprême qui a ordonné toutes choses.
Nous l'aurions aimé comme l'auteur de notre nature d'un amour d'inférieur à supérieur, qui n'eût pas été une amitié, mais plutôt un sentiment fait d'admiration, de respect, de reconnaissance, sans
cette douce et simple familiarité quie st au coeur des enfants de Dieu. Nous aurions été ses serviteurs, mais non pas ses enfants.
Cette fin dernière naturelle est déjà très haute. Elle ne saurait produire la satiété, pas plus que notre oeil ne se lasse de voir l'azur du ciel. De plus, c'est un fin spirituelle qui, à la
différence des biens matériels, peut être possédée par tous et chacun, sans que la possession de l'un nuise à celle de l'autre et engendre la jalousie ou la division.
Mais cette connaissance abstraite et médiate de Dieu eût laissé subsister bien des obscurités, en particulier sur la conciliation intime des perfections divines. Nous en serions toujours restés à
épeler et à énumérer ces perfections absolues, et toujours nous snous serions demandé comment se peuvent conciliet intimement la toute-puissance bonté et la permission divine du mal, d'un mal
parfois si grand qu'il déconcerte notre raison, comment aussi peuvent s'accorder intimement l'infinie miséricorde et l'infinie justice.
Dans cette béatitude naturelle, nous n'aurions pu nous empêcher de dire : si poutant je pouvais le voir ce Dieu, source de toute vérité et de toute bonté, le voi immédiatement comme il se
voit !
Ce que ni la raison la plus puissante, ni l'intelligence naturelle des anges peuvent découvrir, la révélation divine nous l'a fait connaître. Elle nous dit que notre fin dernière est
essentiellement surnaturelle et qu'elle consiste à voir Dieu immédiatement, face à face et tel qu'il est (1 Co 13, 12 ; 1 Jn 3, 2). "Dieu nous a prédestinés à devenir conformes à l'image
de son Fils unique, pour que celui-ci soit le premier-né entre plusieurs frères" (Rm 8, 29). "L'oeil de l'homme n'a pas vu, l'oreille n'a pas entendu, son coeur ne peut désirer les choses que Dieu
prépare à ceux qui l'aiment" (1 Co 2, 9).
Nous sommes appelés à voir Dieu, non pas seulement dans le miroir des créatures, si parfaites soient-elles, mais à le voir immédiatement, sans l'intermédiaire d'aucune idée créée, car
celle-ci, si parfaite qu'on la suppose, ne pourrait représenter telq 'uil est en soi celui qui est la pensée même et le vrai infini, un pur éclair intellectuel éternellement subsistant, et la vive
flamme de l'amour sans mesure.
Nous sommes appelés à voir toutes les perfections divines concentrées et intimement unies dans leur source commune : la Diété, à voir comment la miséricorde la plus tendre et la justice la
plus inflexible procèdent d'un même amour infiniment généreux et infiniment saint, comment cet amour, même en son bon plaisir le plus libre, s'identifie avec la pure Sagesse, comment il n'y a
rien en lui qui ne soit sage, et rien dans la sagesse qui ne se convertisse en amour. Nous sommes appelés à contempler l'éminente simplicité de Dieu, pureté et sainteté absolues, à voir l'infinie
fécondité de la nature divine s'épanouissant en trois Personnes, à contempler l'éternelle génération du Verbe, "splendeur du Père et figure de sa substance", à voir l'inefable spiration du
Saint-Esprit, terme de l'amour commun du Père et du Fils, qui les unit dans la plus absolue diffusion d'eux-mêmes. Le bien est naturellement diffusif de soi, et plus il est d'ordre élevé, plus il
se donne intimement et abandamment.
Nul ne peut dire la joie et l'amour que produira en nous cette vision, amour de Dieu si pur et si fort que rien ne pourra plus le détruire ni l'amoindrir en quoi que ce soit.
Si donc nous voulons connaître le prix de la grâce sanctifiance, et celui de la vraie vie intérieure, il faut nous dire qu'elle est la vie éternelle commencée, malgré les deux différences qui
tiennent à la foi et à l'espérance. Nous ne connaissons Dieu ici-bas que dans l'obscurité de la foi, et tout en espérant le posséder, nous pouvons le perdre, mais, malgré ces deux différences,
c'est la même vie en sous fond, la même grâce sanctifiante même charité, qui doivent durer éternellement.
Telle est la vérité fondamentale de la spiritualité chrétienne. Il s'ensuit que notre vie intérieure doit être une vie d'humilité, en se rappelant toujours que son principe, la grâce
sanctifiante, est un don gratuit, et qu'il faut toujours une grâce actuelle pour le moindre acte salutaire, pour faire le moindre pas en avant dans la voie du salut. Elle doit être aussi une
vie de mortification, comme le demande saint Paul : "Pourtant toujours et partout dans notre corps la mort de Jésus, afin que la vie de Jésus se manisfeste aussi dans notre corps." (2 Co
4, 10) ; c'est-à-dire que nous devons de plus en plus mourir au péché et à ses suites qui restent en nous, pour que Dieu règne profondément en nous, jusqu'au fond de l'âme. Mais notre vie
intérieure doit être surtout une vie de foi, d'espérance, de charité, d'union à Dieu par la prière incessante ; elle est surtout la vie des trois vertus théologales et des dons du
Saint-Esprit qui les accompagnent, dont de sagesse, d'intelligence, de science, de piété, de conseil, de force et de crainte de Dieu. Nous pénétrerons ainsi et savourerons de plus en plus les
mystères de la foi. C'est à dire que toute notre vie intérieure tend vers la contemplation surnaturelle des mystères de la vie intime de Dieu et de l'Incarnation rédemptrice, elle tend surtout vers
une union à Dieu toujours plus intime, prélude de l'union toujours actuelle et inamissible, qui sera la vie éternelle consommée.
"Les trois conversions et les trois voies"
Réginald Garrigou-Lagrange
DMM